Fin novembre 2015.
« Est-ce que tu te souviens d'l'ardeur du soleil sur ta peau ? Le bruit des vagues, l'odeur du sel. Un bon café, bien chaud. Bien fort.
Tu t'demandes sans doute comment nous avons pu en arriver là. J'veux pas chercher quelqu'un à blâmer. À qui la faute ? me demanderas-tu. Mais pourquoi chercher toujours un coupable ?
Un coupable, je n'en ai pas.
Tu voudrais savoir ce qu'il y a derrière cette porte ? Pendant combien de temps as-tu dormi ? Assez longtemps, je crois. J't'ai vu dormir, là, avec ta famille. Moi aussi j'aurais voulu dormir. Comme un bébé. Mais l'sommeil vient pas. Alors j'attends. Je me sens vieux. Comme si j'avais toujours vécu ici. Pourtant, je crois avoir des souvenirs… Ma mémoire m'évoque un extérieur. Un univers difficile mais c'dans cette difficulté que réside toute la beauté du monde. Enfin, j'crois. J'sais plus. J'doute.
J'sais même pas quel jour on est… On doit être en novembre. Peut-être en décembre. J'ai perdu la notion du temps. Mais je suis sûr qu'elle approche. La nouvelle année. L'année 2016. On aura au moins vécu jusque là.
J'ai recommencé à avoir peur. Alors j'ai suivi les autres. Ça t'rassure pas, hein ? T'voudrais devenir un homme, un bonhomme pour protéger ta mère. Classique. J'men fous d'la virilité, d'prouver qu'j'suis le plus fort. Maintenant, j'me rends compte que j'ai vraiment été con. À jouer au mâle viril qu'avait peur de rien. C'était con. Ça prouvait en rien ma valeur. Et pendant c'temps, j'voyais pas les trucs importants.
Tu pries ton Dieu. Qui est ton Dieu ? Tu l'appelais « Allah », maintenant, t'sais plus. J'me demande si un jour, moi, j'ai cru en un Dieu. T'arrives plus à dormir ? Viens-là, j'vais te chanter une berceuse.
Rreth flamurit,te përbashkuar
Rassemblés autour du drapeau,
Me një dëshirë dhe një qëllim,
Avec un désir et un but,
Të gjithë atje duke iu betuar,
Tous à lui faire serment
Të lidhim besën për shpëtim.
De lier notre foi jurée en vue de la libération.
Prej lufte veç ai largohet,
Du combat se détourne seul
Që është lindur tradhëtor,
Qui est un traître par naissance
Kush është burrë nuk frikësohet,
Qui est un homme ne prend pas peur
Po vdes, po vdes si një dëshmor.
Mais meurt, meurt comme un martyr.
Quoi ? T'l'aimes pas, ma berceuse ?
Bordel. Et j'fais quoi, moi ? …. J'peux te raconter mon histoire. S'tu veux.
J'me rappelle pas avoir été enfant. Pas comme toi en tout cas. Parce que t'as quoi, là ? Dix ans. Même pas. La seule chose dont je me souvienne… C'est l'extérieur. Les dernières années. La mutation. Les conflits.
J'ai été con. J'ai été con d'me bagarrer avec les autres Balkans, et d'm'isoler quand ils me gavaient. J'ai été con. Parce qu'au fond, c'que j'voulais, c'était qu'on reste comme une famille. L'rêve d'Illyrie. En même temps… Les ottomans m'avaient pris ma liberté. J'voulais vivre ma vie. M'épanouir. Me construire. J'suis tellement un mec banal que mes erreurs sont les erreurs de tout l'monde. Et qu'en plus, mes regrets sont ceux des remords … d'un vieux sentimental qui sait qu'c'est trop tard.
Ouais, j'redeviens fataliste. La fin du monde est là, devant nous.
Je sais que t'as compris. Tu es intelligent. Depuis qu'on est là – ça doit bien faire … six mois - j'sens parfois ton regard posé sur moi, quand j'parle avec les grands. L'dirigeants d'pays. C'pour ça qu'on est là, les « grands » et leurs familles. Faut qu'on survive. Et si moi, j'suis là aussi, alors que j'suis ni un politique, ni un mec important, c'parce que j'suis un peu « spécial ». Mais c'est un secret. Y a qu'eux les gens réunis ici qui l'savent. Tu pourras garder l'sercret ? Quand ton père m'appelle «
Shqipëria »… C'pas des conneries, j'suis bien… Comment dire ? L'Albanie ? Je porte l'âme de la nationalité albanaise. J'connais ses terres comme mon proprcorps et j'vis pour elle. Ma belle Albanie.
J'pourrais partir pour Milan. Pas maintenant. C'est trop tôt. J'ai pas peur. J'veux juste rester. Jusqu'au dernier moment. Jusqu'à ce que je ne pourrais plus… être là. Avec elle.
Mon Albanie. Qu'avons-nous fait d'elle ?
Avant d'venir ici, t'connaissais pas vraiment l'Albanie, tu voyais mon pays à travers les yeux d'un gamin. Tu t'disais, que quand t'serais majeur, t'aurais ta propre mutation. Et puis, ton père t'as sorti des beaux quartiers pour venir ici. T'as vu la misère et la mort. Surtout la mort. Le SDG. C'plus vraiment un rêve. Un cauchemar, j'dirais. Alors, t'es venu dans les montagnes pour t'protéger avec ceux qui avaient les moyens d'se cacher. Les grands d'l'Albanie. Et le peuple… ? N'est-ce pas aussi l'Albanie. J'sais plus, j'sais pas. J'les ai abandonné. Pour m'réfugier, ici. Pourtant, j'voudrais ouvrir la porte. Voir le soleil.
Ma mutation. J'laime pas vraiment.
Au début, ça allait. J'étais fier de pouvoir soigner. Fier de pouvoir purifier le sang infecté. Sauver des gens ? C'est tout ce que je demandais. Combien d'Albanais(e)s attrapent des virus en fouillant les décharges ? En triant les déchets des occidentaux ?
Combien ?
Je voulais alléger leur fardeau. Mon fardeau. Celui de la pauvreté. Leur permettre de s'accoutumer à la misère et à la pollution. A devenir plus résistant.
Mais j'ai l'impression d'avoir empiré le problème. Et ce n'est pas avec ces... mutants que nous réglerons l'souci...Toi, tu dis qu'tu m'aimes bien quand même. C'est gentil. Mais j'suis devenu un monstre.
Purification ? Ouais, ce n'est qu'une façade.
J'en ai bien peur...
C'est comme... La vendetta.
Gjakmarrja. Littéralement, « la prise ou la reprise du sang » …. Voilà le véritable visage de ma mutation. On croirait qu'elle aime mais en vérité, j'ai peur qu'elle soit dangereuse. Dangereuse sur la cible, dangereuse pour le porteur. Elle envenime le sang, le corps, toute l'âme. Elle nous empoisonne de l'intérieur et ne nous quitte plus. Culpabilité, envie de vengeance.
Comme la Vendetta. Elle nous pourrit la vie.
Quand j'ai découvert les limites de ma mutation... Ce qu'elle faisait de moi... Qu'elle me changeait. Comment aurions-nous pu connaître les effets secondaires ?
Putain, ça me dégoûte.
Mais c'était rien par rapport au désastre qui allait arriver. On avait pas grand-chose, à peine un nom et une histoire, et on a tout perdu. On était pauvre mais on avait un avenir. Maintenant… On n'a plus rien. On n'est plus rien. Sans mon peuple, j'suis rien… Mais ces mutants… j'crois qu'ils révèlent qui sont les Hommes en vérité. J'crois qu'on a récolté c'qu'on a semé. J'bossais dur pour qu'on s'enrichisse, pour que ces connards d'occidentaux nous reconnaissent… J'attends encore notre adhésion à l'UE… J'crois qu'c'est foutu, maintenant. Pourtant, on défendait les Droits d'l'homme ( et d'la femme). Liberté d'expression, liberté conscience, liberté d'religion. On défendait tout. Mais on est trop pauvres pour être des Européens, c'est ça ?
C'est pour ça qu'personne n'a voulu nous aider… ?
Putain de monde. C'est trop injuste. Faut être riche, fringué comme un prince et « politiquement correct » pour vivre dans c'monde ? Pour avoir l'droit de vivre ?
Ou alors, ce sont mes fréquentations qui vous plaisent pas ? J'y peux rien si l'Turc, c'est mon pote. J'veux pas conflit, moi ! Un ami, c'est un ami. C'est tout.
Les Grands m'ont dit qu'pour survivre, pour sauver notre belle nation, fallait qu'on s'cache, qu'y avait un endroit préparé pour… pour nous. Le cœur de l'Albanie. Son âme. Et son gouvernement. Que quand la crise s'serait passée, on reconstruirait tout. Et le peuple… Bah le peuple, j'sais même pas ce qu'il reste de lui. Il s'est révolté après les premières mutations. C'pas la première fois qu'il s'insurge. J'suis peut-être un mauvais représentant d'nation… Mon peuple, tu crois qu'il me déteste…. ?
Et personne n'a répondu à mon appel de détresse. Entre les premiers mutants et… ce chaos… nous avons été dans une sorte d'état insurrectionnel permanent… Du sang. Des larmes.
Fratricide.
Mon Albanie. Instable. Et personne pour t'aider à t'relever.
Kosovo non plus s'en sortait pas. J'pas de nouvelles. Grèce non plus. J'aurais pu partir de suite pour l'Italie. Mais j'sais pas, j'doute.
Où sont les autres ?
Seul. Jamais j'me suis senti aussi loin des Balkans. Aussi loin d'chez moi. J'suis déjà allé en Italie. J'adore l'Italie du Sud. C'est accueillant. Beau. J'suis sûr que ça t'plairait. J'ai vu la Grèce aussi. Et pleins d'autres endroits sympas. L'Kosovo, par exemple. Le monde est si vaste.
Maintenant, j'ai compris, j'suis loin des Européens. À croire que personne n'veut d'Albanie…
Et les Amerlocs ? Bush avait dit qu'il nous aiderait. Que les États-Unis seraient avec nous. Et en tant que membre de l'OTAN, on ne s'serait plus seuls… Que des promesses.
Tant pis, j'continuerai ma route, seul. Tant que mon peuple est là. Ça va.Tu pourras rester avec moi s'tu veux. On aura du boulot à tout reconstruire. À donner à l'Albanie, une seconde chance. Un jour, j'suis sûr que l'monde sera meilleur. C'est un peu comme l'histoire de Noé. Un truc grave arrive, on recommence. Et une nouvelle histoire s'écrit…
Quand ça ira mieux, on verra des colombes blanches voler dans un ciel immaculé.
Tu t'es rendormi. Petit, tu es si pâle, tes yeux sont clos. Tu restes muet. Tu es parti pour le monde d'rêves. Pour toujours. Et comme tu t'réveilleras pas, j'préfère partir.
Ouvrir la porte.
Sortir du Bunker.
L'Italie, c'pas trop loin.
Mirë u pafshim. Fais de beaux rêves. »