Juin 2014, HanoïUn silence glaça la salle de réunion où se réunissait le Comité. Les regards des principaux dirigeants du pays s'étaient posés sur celle qui incarnait celui-ci. Le Parti communiste avait laissé peu de temps au Comité de « soutien politique et diplomatique » – un nom pompeux pour un petit organisme né dans le but d'orienter et d'assister la Nation – pour donner sa réponse définitive. Assise en bout de table, droite et impassible, le Viêt Nam représenté sous les traits d'une jeune femme ne tarda pas à livrer la sienne.
« Je suis contre. » avoua-t-elle tout en observant attentivement les réactions que son refus provoquait. Quelques uns échangeaient déjà des regards réprobateurs mais tous restèrent muets et immobiles, attendant ses arguments. Depuis que le Parti était au pouvoir, les opinions de Linh n'avaient plus le poids d'antan mais les membres du Comité la soutenaient toujours. Si elle choisissait ses mots avec soin, si elle parvenait à les convaincre, ils s'opposeraient peut-être au Parti. Au moins pour un temps.
« La possibilité de modifier l'ADN humain dans de telles proportions est trop récente pour que l'on puisse laisser une telle chose se produire librement dans notre patrie. Et bien que bon nombre de nos voisins ont un avis favorable sur la question, je pense que nous devrions attendre encore un peu. »
Elle marqua une pause, dévisageant les membres du comité. Depuis combien de temps n'avait-elle pas eu l'impression d'être écoutée aussi attentivement ? Habituellement, elle se contentait de suivre les ordres de ses dirigeants, de rencontrer les autres Nations et de signer quelques traités par-ci par-là.
« Adopter ce projet de mutation aura un coût très élevé et nous ne sommes pas encore prêt à assumer de telles dépenses. »
En dehors du problème financier, la nation vietnamienne se montrait particulièrement méfiante à l'égard de cette histoire de mutation. Le doyen du comité, le vieux Chân Lý, prit la parole, le visage grave, les sourcils froncés.
« Selon de nombreuses études scientifiques…
-
Américaines, avait ajouté un autre membre qui était, visiblement contre.
- Continuez, encouragea Linh en gardant son attention sur le vieil homme.
- Modifier l'ADN permettrait de rendre les Hommes plus forts. Imaginez, les travaux pénibles deviendraient plus simples, nous pourrions ainsi mettre davantage de main d'œuvre à la préservation des lieux sacrés ; le fleuve ne devrait pas être si pollué. La question des dépenses serait rapidement réglée. Ne prenons pas davantage de retard sur les autres nations. »
L'heure était à l'écologie.
« Imaginez à quel point la vie serait plus simple pour les victimes de l'agent orange. Plus aucun de leurs descendants n'aurait à souffrir des conséquences de la guerre.
- Je vous rappelle que l'agent orange est un produit américain. »
Le silence retomba dans la salle. Ce n'était pas la première fois que le comité débattait sur l'affaire des mutations mais cette fois-ci, les directives du Parti étaient claires : le PCV attendait l'accord
unanime du comité pour lancer la distribution
officielle des mutations. Et même si certains membres étaient encore réticents, ils savaient que ce n'était plus qu'une question de temps ; avec ou sans l'accord, le Parti commencerait la distribution. Malgré les longues discussions qu'ils avaient eu à ce sujet, Chân Lý se désolait de voir que Linh refusait d'admettre la nécessité de ces mutations. Elle persistait à vouloir changer l'avis du PCV avec l'appui du comité. C'était sa dernière chance mais le doyen n'avait pas encore joué toutes ses cartes.
« Nous ne sommes plus en guerre, souffla Chân Lý. N'est-ce pas ? Ce que nous voulons
aujourd'hui c'est de renforcer nos alliances juridiques et commerciales. Depuis toujours, les Hommes ont cherché à être plus fort pour survivre, puis ils ont voulu davantage de confort. Nos Ancêtres ont saigné et sué pour que le fardeau de notre condition humaine soit allégé. Nous sommes mortels. Devenir plus fort nous permettrait de mieux vivre. N'est-ce pas cela que vous désirez pour nos camarades ? »
Bien que Chân Lý s'adressait au groupe, Linh avait la sensation qu'il ne cherchait qu'à la convaincre elle. En prononçant le mot « mortel », il l'avait regardée ; il lui avait semblé qu'il la suppliait du regard. Qu'il lui faisait comprendre qu'elle ne pouvait pas s'interposer à leur décision. Après tout,
elle, elle avait une vie bien différente de celle de ses
camarades, elle n'avait pas à souffrir des travaux pénibles, de l'angoisse du temps qui passe.
Le doyen reprit : « Maintenant, votons. Le Parti attend notre réponse. »
La nation continuait de le fixer. Ses yeux bruns rivés sur cet être qui s'était vaillamment levé pour défendre ses idées. Peut-être avait-il raison. Elle était sans doute devenue
trop méfiante envers tout ce qui l'entourait. Ne plus être un
simple « pays-atelier », avoir la chance de se hisser parmi les grands. Le rêve. La possibilité de s'affirmer tout comme les puissances qui avaient adopté ou rejeté ce que les vietnamiens surnommaient le « transmuteur » était là, à portée de main. Mais à quel prix ?
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Octobre 2014, HanoïDepuis son dernier voyage à l'étranger, la nation vietnamienne se sentait constamment fatiguée. Et depuis son retour, elle n'était pas sortie depuis plusieurs jours du petit appartement qu'elle occupait à Hanoï, au-dessus des quartiers du Parti.
« Comment allez-vous, Viêt Nam ? »
Chân Lý, était venu prendre de ses nouvelles. Évidemment, il n'avait pas pu ignorer ni la pâleur de son teint ni ses gestes maladroits et désorientés. Elle était cependant parvenue à servir le thé sans en renverser, maîtrisant chacun de ses gestes.
« Mieux.
- Et cette réunion ? »
Le doyen du Comité avait sans doute lu le rapport qu'elle avait fait de cette réunion, la question portait donc sur
autre chose. Peut-être cherchait-il à savoir ce que les autres nations pensaient des mutations ?
En repensant à l'enthousiasme que les gênes mutants provoquait, la Vietnamienne ressentait un grand soulagement mais elle était trop fière pour se confier au doyen. Elle avait fini par reconnaître les bons côtés des mutations, convaincue par les arguments des nations alliées. Toutefois, elle avait été déçue de ne pas avoir eu l'avis de toutes les nations – certaines avaient manqué à l'appel de la réunion.
Peu importait. Son peuple était du
bon côté de l'Histoire, du côté de ceux qui avancent avec confiance vers un avenir meilleur.
De son côté, elle n'appréciait pas tellement sa propre mutation : elle ne parvenait pas à la maîtriser correctement et sa fatigue l'empêchait de progresser. Elle venait à peine de se réveiller mais déjà les forces lui manquaient. Pourquoi diable se sentait-elle aussi éreintée ? Était-ce
uniquement les effets secondaires des modifications de son ADN ?
Peu importait, le peuple était confiant. L'avenir serait meilleur.
Elle répondit au doyen sur un ton laconique.
« Tout s'est bien passé. »
Linh n'avait pas envie de s'attarder sur la question, elle avait des idées plus importantes en tête. Elle était persuadée que le Parti et le Comité lui dissimulaient quelque chose et cela devait être important s'ils avaient pu se mettre d'accord pour le lui cacher. Ordinairement, ils ne la ménageaient pas, ils savaient qu'elle était capable d'encaisser les crises. Après tout, c'était son devoir.
« Je dois vous parler de quelque chose. »
Elle fixait le vieil homme qui paraissait plus agité qu'ordinaire.
« Le Comité va être dissout. Le Parti nous rend responsable… des catastrophes… liées aux mutations…
- De quoi parlez-vous ?
- Je vous en prie,
Linh acceptez mes excuses, je voulais vous en parler mais... »
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Mars 2015, Province de Bạc Liêu Les mutations étaient devenues un fléau incontrôlable. Survivre était le mode d'ordre. La plupart des voie de communication avait été coupées. Les transmissions avec l'étranger étaient difficiles et le peu de nouvelles que le Viêt Nam recevait n'étaient pas réjouissantes. Le pays était touché par la faim mais pire encore, il était gangrené par un sentiment de haine. Dans les campagnes, les familles tentaient de s'entraider pour survivre tandis que les villes étaient abandonnées à une sorte de guerre civile du « chacun contre chacun ». Et peu à peu, la mort et la désolation étendaient leur règne. Les souvenirs douloureux des guerres passées se réveillaient dans la mémoire de la nation vietnamienne. Au plus profond de sa chair, la Vietnamienne ressentait la détresse des rares survivants. Beaucoup de hauts dignitaires avaient fui, laissant le peuple complètement démuni face aux massacres causés par les mutations. Les militaires et politiques qui étaient restés maintenaient tant bien que mal un ordre factice qui annonçait une anarchie prochaine. Réfugiée dans le sud, dans une base militaire, Linh avait refusé de quitter le pays malgré l'insistance dont faisait preuve ceux qui étaient restés à ses côtés. À la lueur de la bougie qui éclairait la pièce délabrée, elle s'entraînait à changer de l'eau groupie en petits bols, écoutant d'une oreille discrète les conversations qui se tenaient à côté d'elle.
« Nous avons pris notre décision. »
La remarque semblait lui être adressée, elle releva la tête vers l'ancien doyen du Comité.
« Je crois qu'il faut que vous partiez. Que vous quittiez le territoire.
- Je ne partirai pas.
- Une nation sans âme n'est rien. Nous avons besoin de votre mémoire, des souvenirs qui font de notre communauté ce qu'elle est aujourd'hui.
- Je ne partirai pas.
- Une langue, des traditions. Vous portez en vous les traumatismes de tout un peuple. Mais vous êtes aussi son espoir, celui de renaître un jour. Dans un monde meilleur. »
Linh, qui était persuadée qu'elle préférait disparaître avec les siens plutôt que d'abandonner ses terres, n'aurait pas jamais pu imaginer que sept mois plus tard, elle se trouverait aux portes de l'Italie. Éreintée, affamée et ayant à peine de quoi se désaltérer, elle s'accrocherait à la promesse de ne pas laisser s'éteindre le cœur d'une nation à présent dévastée.
« Je ne partirai pas. »